B j ö r k a u n a t u r e l Interview pour TRAX, octobre 2004
es dizaines, peut-être même des centaines d’interviews… Et pour la première fois, la fébrilité qui étreint. La gorge qui fait glop. La main qui tremble en appuyant sur «record». Rencontrer Björk est peut-être un piège, comme l’a souligné François Gorin dans Télérama, mais c’est surtout un sacerdoce pour les fans de néopop intrépide. Une mission privilège, qui confine à l’impossible : 30 minutes top chrono pour faire le tour d’une œuvre affranchie des siècles. Et, accessoirement, vérifier que son auteur est bien un être humain. Parce qu’à force de fasciner son monde, tant de choses ont déjà été dites sur son compte : Björk, l’ultra-terrestre, l’enchanteuse, la fée septentrion… Björk, l’étoile des neiges, la sirène boréale, l’elfe exubérante… Tant de superlatifs, de surnoms d’outre-monde, tant d’affiliations aux créatures les plus fantasmatiques jamais invoquées par la presse en délire – et souvent jaillies de plumes masculines, il faut bien le dire. «Je ne compte plus les journalistes qui m’ont dépeinte comme un drôle de spécimen, une extra-terrestre en provenance du pays des Eskimos, déclarait-elle fin août aux Inrocks. C’est un problème que j’ai surtout rencontré dans les anciennes puissances coloniales, où l’on a encore du mal à considérer les gens qui viennent de loin comme de véritables êtres humains.» Peut-être aussi que pour ces fortes plumes ébouriffées par des siècles d’hégémonie masculine, il n’est pas toujours évident de se faire à l’idée que Björk la bouillonnante, la secrète, l’insoumise, l’intouchable, Björk l’Artiste avec un grand A soit avant tout… une femme.
Une femme mère, pour qui le sentiment maternel éprouvé pendant la grossesse d’Isadora, en 2002, a ramené la musicienne «à la dimension purement physique de l’existence», avec les conséquences que l’on connaît sur sa musique : Medúlla. Une femme de caractère, aussi exigeante à la ville qu’intransigeante à la scène. Une femme-clown, qui entreprend des mimes de comiques «tarte à la crème» dans les fauteuils de l’hôtel Costes. Une femme-enfant, qui entortille ses couettes avec sa paille et sirote des sodas en jouant avec les glaçons. N’empêche… Rencontrer Björk, de prime abord, c’est se sentir soi-même comme une petite fille, dans ses petits souliers.
Trois ans pile-poil après Vespertine, «la fille de Gudmund» reçoit dans les salons chinois du palace parisien pour une poignée d’interviews «face to face». On descend quelques marches, premier sous-sol, grande porte à droite : elle se tient là, petite, pimpante, parfaite lutine mutine dans sa robe-tunique noire lamée de lambeaux arc-en-ciel. On a la voix qui chevrote un peu lors des présentations, mais très vite, l’artiste met à l’aise en évoquant sa propre timidité face aux inconnus : «C’est normal d’être un peu stressé quand on rencontre les gens pour la première fois. Moi aussi je peux être très timide quand je ne sais pas à qui j’ai à faire, notamment pour une interview ou une séance photo… »
Björk est ambitieuse, mais elle n’est pas prétentieuse. Elle a la grandeur de ceux qui passent au-dessus de l’orgueil. «I wish simplicity», chantait-elle déjà à l’époque de Post. Ça lui a réussi. Avec elle, rien de hautain. Rien de guindé. Björk cliquette avec sa langue, fait glou-glou avec sa paille, fronce sa jolie frimousse à tout va et se gratte le nez si ça lui chante. Mieux qu’une wonder-woman du monde, elle a le charme clownesque des adultes qui ont gardé l’irrévérence et la fraîcheur de l’enfance. D’ailleurs, le trac dissipé, on se laisserait presque aller à une partie de yodel… Mais on n’est pas là pour rigoler. A notre tour, on est là pour parler de Medúlla, un sixième album au nom latin – que Rabelais aurait volontiers traduit par «substantifique moelle». Medúlla ou le retour à la sève même de la musique, à son organe originel : la voix. Un cri du cœur, en quelque sorte, pour une musicienne qui clame désormais sa lassitude des instruments dans chaque interview. A l’issue de Vespertine, Björk avait tourné sur scène avec 70 instrumentistes. «Que faire après ça ? Enregistrer un album avec 500 musiciens ?» La question ne s’est pas posée bien longtemps…
Palmée d’or, couronnée d’estime, chapeautée par la grâce, Björk, haut perchée sur la crête du succès (artistique, critique et public), n’avait d’autre choix que de changer de montagne, si elle ne voulait pas accoucher d’une souris. Après Vespertine et ses bruissements de synapses en cristal, il lui fallait briser la coquille du mental. Sortir du «Cocoon», se risquer hors de son «Hidden Place», et réaliser que le monde n’est pas forcément si «Full Of Love» que dans ses chansons. Alors, se fier à l’instinct pour le réenchanter. Et chanter encore, en bonne compagnie, chanter de tout son chœur pour construire «son propre autel loin de tous les Oussama et de tous les Bush.» La note finale est optimiste : c’est le «Triumph Of A Heart» d’une éternelle idéaliste. «Medúlla n’est qu’un premier jet, assure-t-elle convaincue du potentiel de l’expérience. Il n’est pas exclu que cette aventure vocale se poursuive sur un prochain disque.» Sur ce nouvel album que l’on murmure déjà pour le printemps ? Chut… fredonne l’étoile en s’éclipsant. Avec Björk, il n’y a pas de promesse. Il n’y a que la certitude de nouvelles surprises…
Tu es définitivement une artiste unique sur cette planète. Tu n’en fais jamais qu’à ta tête, tu évites toujours le conformisme et la facilité… Au fil des albums, est-il toujours aussi évident pour toi de rester créative, d’avoir constamment de nouvelles idées ?
Disons plutôt qu’il serait difficile pour moi de ne pas être créative. Je n’ai pas le choix : je fais partie de ces gens qui se lassent très vite des choses, surtout quand je commence à travailler sur un nouvel album. Là par exemple, pour Medúlla, j’avais commencé par travailler avec quelques instruments, j’avais enregistré des voix, fait un peu de programmation, et puis au bout d’un an, j’en ai eu marre, j’ai tout arrêté. Je suis repartie de zéro. Pourtant, il y a des jours où je me dis que je pourrais être un peu plus conservatrice, me contenter de ce que j’ai… Mais non, ça ne marche pas, je n’arrive pas à me reposer sur un acquis. Je suis trop agitée, impatiente. C’est un peu comme vous [1], quand vous découvrez un nouvel album et que vous vous en éprenez : il devient votre album favori, vous n’arrêtez pas de l’écouter, et puis un matin, vous vous réveillez, et vous vous dites : «Ce disque là, stop. Maintenant je veux découvrir autre chose.» Eh bien moi, c’est pareil avec la musique que je fais. Quand je viens de terminer une chanson, je ne sais pas si je l’aimerais encore dans une semaine, ou si je l’aimerais toujours dans dix ans. Peut-être aussi que je vais m’en lasser assez vite, mais que j’aurais plaisir à la redécouvrir cinq ans après. Les choses vont et viennent de manière assez imprévisible. Là par exemple, avec cet album vocal, je ne m’étais pas dit au départ : «Tiens, maintenant, il faut que je fasse un super album de voix.» Pas du tout. Rien n’était planifié.
Tu n’as jamais pensé : «Bon, maintenant que n’importe qui peut faire de la musique électronique, je vais prendre la direction opposée en revenant aux racines même de la musique, à l’instrument d’origine…»
Mmh, non, je n’ai pas forcément vu les choses de cette manière. Du moins, pas en tant que musicienne. Je crois plutôt que j’ai voulu réagir à tout ce qu’il s’est passé dans le monde ces derniers temps, sur le plan politique. Pour la première fois, des évènements extérieurs ont affecté ma musique. J’ai suivi les news d’un peu trop près, et ça m’a fait perdre un peu de mes illusions. Du coup, j’ai voulu faire un album qui soit en rupture totale avec les différentes cultures et les différentes religions qui s’opposent dans ce monde. Parce que, c’est inévitable, chaque instrument charrie sa propre histoire et son propre flot de violence. Alors pour que ma musique reste en dehors de toutes ces folies, j’ai imaginé ce qu’il se passerait si les gens éteignaient leur télé, leur radio et leur portable, s’ils oubliaient la politique pour se retrouver et chanter ensemble, simplement.
Quels sont les 3 mots qui te viennent spontanément à l’esprit pour évoquer cet album ?
Au départ, je voulais l’appeler «Ink» (encre), parce que je voulais un titre qui évoque du sang noir. Le sang des anciens. «Ensemble» pourrait être un second mot, en référence à ce que je disais juste avant. D’ailleurs, j’aimerais aller encore plus loin dans cette direction : arriver à rassembler des gens qui ne sont pas des chanteurs professionnels et les inviter à s’exprimer sur ma musique. Enfin, le troisième mot serait «physique», simplement parce que l’ossature de ce disque tient essentiellement à la voix, au corps humain.
As-tu le sentiment d’avoir réussi à explorer toutes les possibilités offertes par la voix humaine à l’issue de Medulla ?
Oh non, il y a tellement de choses à faire avec la voix ! Quand je vois tout ce que faisait déjà quelqu’un comme Spike Jones [2] dans les années 40, je me dis que je n’en suis jamais qu’au tout début. (Elle se met à imiter le son des claquettes avec sa langue et à émettre de drôles de gloussements.) Vous voyez, il y a encore des tas de possibilités vocales que je n’ai pas utilisé… Je suis très intéressée par cet aspect bruitiste, par tous les sons idiots que l’on peut exploiter avec la bouche. A l’avenir, j’aimerais aussi m’amuser avec la musicalité d’autres parties du corps, comme le ventre ou la gorge… J’aime l’idée que le corps puisse être un orchestre à lui tout seul. Ça va de pair avec mes convictions concernant les forces de la nature.
Outre le potentiel du corps humain, il semble aussi que l’eau soit toujours une source d’inspiration importante chez toi, si l’on s’en réfère aux titres «Submarine» et «Oceania»…
Bien sûr, l’eau joue toujours un rôle très important dans ma vie ; elle fait partie de mon environnement parce que j’ai grandi près de l’océan. J’ai toujours aimé nager, être en contact avec l’élément. Pour moi, l’eau est directement connectée aux émotions, alors que l’air serait plutôt lié à l’intellect. Je fais souvent appel à l’élément marin pour m’aider à décrire des sentiments.
Robert Wyatt apparait exclusivement sur «Submarine» et «Oceania». Est-ce une coïncidence si tu as précisément collaboré avec lui sur ces deux titres aquatiques ?
Oh, waouh ! Je n’avais pas pensé à ça… C’est super. (Elle réfléchit.) Mmh, ce n’est peut-être pas une coïncidence… En tous cas, ça me plaît. Robert Wyatt est un personnage tout à fait incroyable, c’est un enragé. J’ai été chez lui pour enregistrer ces deux chansons. On a chanté dans sa chambre. Il m’a présenté sa femme, on a bu pas mal de vin rouge, et puis il m’a raconté des tas d’histoires extraordinaires en me jouant de la musique. C’était génial. Il a vraiment apporté beaucoup à ce projet…
C’est surprenant de voir apparaître quelqu’un comme lui sur un album de Björk. A priori, toute cette culture psychédélique ne faisait pas trop partie de ton univers musical jusqu’ici…
Oui, mais ce n’était pas tant son univers à lui qui m’excitait. J’aime sa voix en elle-même. Sans doute lui ai-je proposé cette collaboration en réaction à ma jeunesse : quand j’étais petite, mes parents écoutaient tout le temps ce genre de musiques hippies. Moi, je ne suis pas trop portée sur le rock psychédélique, mais j’ai un disque de lui où il chante sur un morceau de John Cage, «Experience N°2», et là, ça n’a rien à voir… Là, c’est juste sa voix… C’est… tellement puissant. J’ai été éblouie.
Il y a deux ans, tu déclarais dans ce même magazine que Vespertine représentait ton côté introverti, tandis que Homogenic représentait ton côté extraverti. Aujourd’hui, tu dirais que Medúlla représente quelle facette de ta personnalité ?
Pour moi, Medúlla forme un angle entre ce qu’il se passe à l’extérieur et ce qu’il se passe à l’intérieur. C’est un album extraverti au niveau du mental et des émotions, et introverti sur le plan physique. Mais c’est avant tout un disque où il est question de l’esprit humain en général. Medúlla raconte ce qu’il se passe dans la tête des gens plus qu’il ne focalise sur ce qu’il se passe dans la mienne. Pour une fois, ce n’est pas un album égocentrique. Homogenic et Vespertine ne parlaient que de moi, de ma vie intime et des gens qui en font partie. Medúlla parle du monde, et s’adresse à tout le monde.
Tu fais toujours très peu de promotion à l’issue d’un nouvel album. Où, pour toi, se situe l’équilibre entre faire de la musique, parler de la musique que tu fais, et laisser la musique parler d’elle-même ?
Oh, si ça ne tenait qu’à moi, je préfèrerais laisser la musique parler d’elle-même… Mais avec le recul, je réalise tout de même que c’est un luxe d’avoir la possibilité de défendre ses chansons. Je ne sais pas si c’est une bonne comparaison, mais c’est un peu comme lorsque vous avez eu des enfants et qu’ils sont devenus adultes : le jour où ils quittent la maison, vous savez qu’ils devront alors découvrir la vie par eux-mêmes, pourtant vous avez quand même besoin de leur expliquer un peu ce qui les attend. C’est pareil avec ma musique : aujourd’hui, je trouve ça plutôt chouette de pouvoir l’expliquer un peu aux gens qui s’y intéressent. En revanche, ça me rendrait dingue d’avoir à aligner des dizaines d’interviews quotidiennes, pendant des mois et des mois…
On dirait aussi que tu as besoin de garder une part de mystère, de cultiver une sorte d’intrigue autour de ton personnage…
Peut-être… Mais alors, ça m’échappe complètement. D’ailleurs, si vous demandiez à mon fils, à ma famille ou à mes amis comment ils me perçoivent, je suis sûre qu’ils vous diraient que je suis avant tout quelqu’un de très pragmatique. Les gens qui apprécient ma musique ne se rendent pas forcément compte, mais je travaille toujours très dur pour arriver à un résultat. Je ne cherche pas délibérément à paraître bizarre ou mystérieuse, je ne fais pas d’efforts en ce sens. Pourtant beaucoup de gens ont cette image de moi.
En effet, quand on lit les articles et les livres qui te sont consacrés, on peut noter que les noms «elfe» ou «fée» [3] reviennent comme des leitmotiv à ton sujet. Alors si effectivement, tu avais une baguette magique capable d’exaucer trois vœux, lesquels ferais-tu pour la planète ?
Mmh, je ne sais pas… A priori, je ferais d’abord le vœu de la paix, ce n’est pas très original mais c’est pourtant par là qu’il faudrait commencer. John Cage a dit un jour que la paix sur terre ne pourrait survenir qu’au moment où tous les êtres humains auraient atteint le même degré de souffrance… C’est un point de vue pessimiste, mais intéressant. Moi, je pense que la musique est un remède contre la souffrance. J’aimerais que tous les êtres humains chantent davantage dans leur vie quotidienne, dans la rue, avec leurs amis, juste comme ça, sans raison particulière. Personnellement, je comprendrais mieux les gens s’ils communiquaient en chantant ou en jouant d’un instrument.
Pour toi qui vis à 100% par et pour la musique, celle-ci occupe-t-elle une place suffisamment importante dans le monde actuel ?
Je pense que oui… Mais elle pourrait encore occuper plus de place ! En ce sens, il devrait y avoir plus de musiques «fortes», je veux dire, des musiques capables d’occuper plus de place dans la vie des gens… Quand les choses sont de plus en plus formatées, cela devient dangereux, ça ne contribue pas à ce que les gens vivent d’une belle manière. Alors que c’est ça le plus important.
Stéphanie Lopez
[1] NDR : «You» est traduit au sens de «vous, lecteurs».
[2] NDR : Comique «tarte à la crème» membre des City Slickers, qui faisait toutes sortes de bruitages.
[3] NDR : cf «La Fée Septentrion» d’Evelyn Mc Donnell (éditions Camion Blanc).